Petite expérience amusante sur l'usage du numérique en lettres
PréambulePendant ma première année au lycée, j’ai donné à mes élèves de Première une dissertation à faire à la maison. Avec les vacances scolaires les élèves avaient presque un mois pour la rédiger : c’était leur première dissertation de l’année.
Plus tard, en corrigeant chez moi, je me suis aperçu que des expressions syntaxiquement obscures étaient répétées à l’identique dans plusieurs copies. En les recherchant sur Google, j’ai trouvé des corrigés sur un sujet de dissertation voisin vendus à 1,95€. Interloqué, j’ai immédiatement arrêté de corriger les copies, ne sachant plus à quoi ou à qui j’avais affaire et ayant l’impression de travailler dans le vide.
Plus tard, la même année, j’ai donné sur table à une de mes classes un commentaire composé, sur un passage d’une œuvre classique. Je n’ai pas particulièrement surveillé l’épreuve, le commentaire composé étant, comme la dissertation ou le sujet d’invention, un bon exemple d’exercice on ne peut plus personnel, où copier sur le voisin n’a absolument aucun sens. En corrigeant chez moi les copies, j’ai constaté, dans une copie, des choses étranges : des termes ou des expressions qu’un élève de Première n’emploierait pas, une introduction catastrophique mais un développement convenable. En tapant une des expressions sur Google, j’ai réalisé que l’élève avait utilisé son smartphone pendant le cours et recopié le premier corrigé venu sur Google en tâchant maladroitement de le maquiller. En rendant les copies j’ai tenu un discours sévère à la classe sans indiquer qui avait triché. Après le cours, l’élève concerné, en pleurs, a reconnu les faits.
J’ai donc décidé de mener une petite expérience pédagogique l’année suivante : j'ai pourri le web !
Tendre sa toile...Vers la fin de l’été de cette même année, j’ai exhumé de ma bibliothèque un poème baroque du XVIIème siècle, introuvable ou presque sur le web. L’auteur en est Charles de Vion d’Alibray. Le date de composition du poème est inconnue, ce qui empêche toute spéculation biographique.
1ère étape : j’ai créé un compte pour devenir contributeur sur Wikipédia et, pour montrer patte blanche, apporté plusieurs contributions utiles sur quelques articles littéraires. J’ai ensuite modifié la très succincte notice biographique de Wikipédia consacrée à Charles de Vion d’Alibray en glissant ce petit ajout : « Son amour célèbre et malheureux pour Mademoiselle de Beaunais donne à sa poésie, à partir de 1636, une tournure plus lyrique et plus sombre. »
2ème étape : j’ai posté sur différents forums des questions relatives à ce poème en me faisant passer pour un élève posant des questions de compréhension littérale ou d’interprétation sur le poème. Puis, me reconnectant en me faisant passer pour un érudit, j’ai donné des réponses en apparence savantes et bien renseignées, mais en réalité totalement ineptes, du type interprétation christique tirée par les cheveux. La plupart de ces pages ont depuis malheureusement disparu dans les abysses du web ou ne sont plus référencées.
3ème étape : j’ai rédigé un pseudo-commentaire, le plus lamentable possible, avec toutes les erreurs imaginables pour un élève de Première, et même quelques fautes d’orthographe discrètes, tout en prenant garde à ce que ce commentaire ait l’air convaincant pour quelqu’un de pas très regardant ou de pas très compétent. Pour les amateurs de littérature ou les professeurs de lettres, ce corrigé absurde est d'ailleurs assez amusant. J'avoue avoir même pris un certain plaisir à le rédiger.
4ème étape : j’ai posté un peu partout sur le web des liens vers ces différentes pages (Wikipédia, les forums, les sites de corrigé) afin d’améliorer le référencement sur Google avant la rentrée de septembre.
5ème étape : à la rentrée, j’ai accueilli mes deux classes de Première en leur donnant deux semaines pour commenter ce poème à la maison et en leur indiquant la méthodologie à suivre. Je les ai bien sûr invités à fournir un travail exclusivement personnel. Une de mes élèves est venue s'excuser : en cours de déménagement, elle n'avait pas accès à internet. Je me suis contenté de sourire.
Deux semaines plus tard j’ai ramassé les commentaires et grâce aux différents marqueurs que j’avais méticuleusement répartis sur le web j’ai pu facilement recenser quels sites avaient été visités par quels élèves et recopiés dans quelle proportion. A titre d'exemple de marqueurs, la notice biographique de l’auteur de Wikipédia évoquait "Melle de Beaunais", mais le commentaire composé sur Oboulo et Oodoc était plus précis en parlant d'"Anne de Beaunais".
Cette femme aimée sans retour par le poète est évidemment un personnage tout à fait imaginaire (Anne de Beaunais = Bonnet d’âne)...
Pris au piègeSur 65 élèves de Première, 51 élèves - soit plus des trois-quart - ont recopié à des degrés divers ce qu’ils trouvaient sur internet, sans recouper ou vérifier les informations ou réfléchir un tant soit peu aux éléments d’analyses trouvés, croyaient-ils, au hasard du net. Je rappelle qu'ils n'avaient pour cet exercice aucune recherche à faire : le commentaire composé est un exercice de réflexion personnelle.
L'erreur la plus vénielle fut d'utiliser sans discernement les informations de Wikipédia : rien n’indiquait en effet que le poème avait été composé au sujet de Melle de Beaunais. Le raccourci était abusif et non fondé, comme l'aurait montré une recherche plus approfondie : c'était un simple manque de rigueur à l'égard des sources historiques.
Les erreurs les plus graves étaient en revanche les erreurs d’interprétation, voire de compréhension littérale du poème : des expressions, des phrases et même des paragraphes entiers étaient recopiés sur le net, parfois au mot près, trahissant une incompréhension tant du poème que de la méthodologie du commentaire composé.
J’ai rendu les copies corrigées, mais non notées bien évidemment - le but n'étant pas de les punir -, en dévoilant progressivement aux élèves de quelle supercherie ils avaient été victimes. Ce fut un grand moment : après quelques instants de stupeur et d’incompréhension, ils ont ri et applaudi de bon cœur.
Mais ils ont ensuite rougi quand j’ai rendu les copies en les commentant individuellement…
La morale de l'histoireOn recommande aux professeurs d'initier les élèves aux NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication).
Je crois que j'ai fait mon travail et que la conclusion s'impose d'elle-même : les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres. Leur servitude à l'égard d'internet va même à l'encontre de l'autonomie de pensée et de la culture personnelle que l'école est supposée leur donner. En voulant faire entrer le numérique à l'école, on oublie qu'il y est déjà entré depuis longtemps et que, sous sa forme sauvage, il creuse la tombe de l'école républicaine.
Avec cette expérience pédagogique j'ai voulu démontrer aux élèves que les professeurs peuvent parfois maîtriser les nouvelles technologies aussi bien qu'eux, voire mieux qu'eux.
J'ai ensuite voulu faire la démonstration que tout contenu publié sur le web n'est pas nécessairement un contenu validé, ou qu'il peut être validé pour des raisons qui relèvent de l'imposture intellectuelle.
Et enfin j'ai voulu leur prouver que, davantage que la paresse, c'est un manque cruel de confiance en eux qui les pousse à recopier ce qu'ils trouvent ailleurs, et qu'en endossant les pensées des autres ils se mettent à ne plus exister par eux-mêmes et à disparaître.
Ai-je réussi ? Ce serait à mes élèves de le dire. Une chose est sûre : cette expérience a, je pense, marqué mes élèves et me vaut aujourd'hui une belle réputation dans mon lycée.
Pour ma part je ne crois pas du tout à une moralisation possible du numérique à l'école.
Et je défends ce paradoxe : on ne profite vraiment du numérique que quand on a formé son esprit sans lui.source:http://www.laviemoderne.net/